Je ne suis pas sûr d’avoir encore tout compris au projet de réforme des retraites (ni aux véritables motivations de ceux qui s’y opposent avec le plus de virulence). La notion d’âge « pivot » me laisse circonspect devant la créativité lexicale du monde politique et sa tendance orwellienne à renommer les choses pour vider les mots de leur sens et rendre le monde incompréhensible. Mais quel que soit le nom, euphémique ou factuel, qu’on veuille bien lui donner, l’âge du départ à la retraite constitue d’un des sujets de mobilisation sociale les plus redoutables.
En écoutant à la radio les arguments des uns et des autres pour ou contre l’âge de départ à 64 ans, tout en m’efforçant de faire le tri entre la mauvaise foi syndicale et le boniment gouvernemental, je songeais cette semaine à notre vieux curé, qui continue, seul, à desservir sa paroisse, à plus de 70 ans, portant en outre le poids de sa maladie, au point de frôler parfois le malaise au cours des célébrations, quand il n’est pas contraint de les annuler quand la force lui manque.
Certains de nos paroissiens ont pu exprimer leur émotion devant la beauté de voir ainsi cet homme aller au bout de ses forces dans l’accomplissement de son sacerdoce, évoquant la figure de Jean-Paul II à la fin de sa vie. Je ne suis pas sûr que la lecture mystique soit ici la plus judicieuse. Au-delà des éléments purement personnels qui méritent une certaine discrétion, la situation s’explique peut-être avant tout par la misère des effectifs du clergé. Notre évêque n’a sans doute guère de bataillons en réserve pour suppléer. Lui-même approche des 75 ans et attend, fatigué et patient, le jour où il pourra enfin remettre sa démission. Mais si l’âge pivot est bien défini (à 75 ans) pour les évêques, rien ne semble très clair pour les prêtres, certains assurant, avec la grâce de Dieu, la charge de curé jusqu’à 90 ans.
En un certain sens, notre clergé vit, de manière encore plus accentuée que le reste de la société, le déséquilibre démographique qui pèse sur l’avenir des retraites : trop peu d’actifs pour trop d’inactifs. L’âge médian des prêtres en France est supérieur à 75 ans, c’est-à-dire qu’ils sont plus nombreux « à la retraite » qu’actifs. La pyramide des âges porte ici bien mal son nom, puisqu’elle est inversée, la pointe en bas. Le déséquilibre est tel qu’il se produit un phénomène assez paradoxal : la moyenne d’âge des prêtres est en train de baisser. Non pas en raison d’un afflux inattendu de jeunes candidats au sacerdoce, hélas, mais pour une raison moins joyeuse : la fin de vie des générations les plus nombreuses.
La situation vient d’ailleurs de donner lieu à une publication officielle de l’épiscopat qui réfléchit au ministère des prêtres retraités, entre le soulagement et le vide laissé par la fin des responsabilités, entre l’invitation à découvrir une nouvelle façon de servir et l’angoisse à la perspective du départ ultime.
En repensant à l’agitation politique, syndicale et médiatique autour de la réforme des retraites, je me demande si une telle réflexion sur la place des retraités ne manque pas cruellement dans notre pays. Bien sûr, cela n’enlèvera rien à la nécessité d’une part de simplifier un système d’une complexité absurde et même franchement injuste, d’autre part (conjointement ou séparément) de rechercher à équilibrer un dispositif qui a été pensé avec une démographie tout autre, et dont l’évolution justifie sans doute un allongement de la durée de cotisation, mais nécessitera aussi, tôt ou tard, le recours à d’autres sources de financement que les seules cotisations assises sur le travail.
Pour autant, même en imaginant que ces enjeux trouvent soudain une solution dans une miraculeuse unanimité, nous n’en serions pas quitte d’une véritable réflexion sur la place, le rôle et l’apport, y compris économique, des retraités dans la société. Nous envisageons toujours la retraite dans une perspective assez binaire, où l’on passe du statut d’actif à celui d’inactif. Comme si tout le monde était uniformément actif avant cet âge pivot, et tout le monde devenait un poids ensuite… Comme si la retraite se réduisait à un poste de charge, et n’était qu’une consommation de prestation sociale.
Sera-t-il possible un jour de sortir de cette conception binaire entre actifs et inactifs – sans que ce soit pour niveler par le bas, sans que cela revienne à supprimer l’idée même de retraite, sans que ce soit pour tomber dans le piège de l’individualisation de la protection sociale, sans renoncer au principe de solidarité entre les générations et entre tous les citoyens ?
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