« Il établira sa demeure chez eux »

L'Agneau mystique, Van Eyck, 1432

Le livre de l’Apocalypse est bien compliqué. Ses références symboliques m’échappent sans doute beaucoup. C’est d’ailleurs presque ironique qu’un texte dont le nom signifie « dévoilement » soit aussi énigmatique et mystérieux. À l’évidence, la révélation dont il est ici question n’est pas immédiatement accessible à chacun…

Lorsque la liturgie nous donne d’entendre le livre de l’Apocalypse, j’entre souvent dans une sorte de rêverie. Les images qu’il nous offre sont d’une grande puissance d’évocation, comme celle de la femme, ayant le soleil pour manteau et la lune sous les pieds, qui est lue le jour de l’Assomption.

Dimanche dernier, c’était un autre passage bien connu où Jean décrit la foule immense de ceux qui, venant de la grande épreuve, arrivent devant le trône et l’Agneau où ils accèdent à une béatitude éternelle. Cette vision semble nous tourner vers les fins dernières en évoquant, par son langage symbolique, l’avenir que le Christ ressuscité promet à ceux qui le suivront à travers les épreuves.

On se représente alors facilement les vivants qui, au terme de leur pèlerinage sur la terre, arrivent dans la « demeure du Père », comme on dit souvent. Pourtant le texte apporte une précision inattendue, qui nous prend à contre-pied : « Celui qui siège sur le Trône établira sa demeure chez eux. »

Ainsi donc, ce n’est pas le Seigneur qui accueille les élus chez lui : c’est lui à l’inverse qui va demeurer chez eux.

Cette formule en rappelle une autre, déjà chez Jean, mais au début de l’évangile : « Le verbe s’est fait chair et il a habité (demeuré) parmi nous. » (Jn 1, 14). Il s’agit alors d’annoncer l’incarnation, ce grand mystère par lequel Dieu a pris chair. On connaît la formule de saint Irénée : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Cet « admirable échange » peut alors apparaître comme un aller-retour entre Dieu et les hommes : Dieu vient chez nous, pour que nous allions ensuite chez lui. Et l’échange s’arrêterait là : la destination finale, c’est chez Dieu.

Or le passage de l’apocalypse entendu dimanche vient en quelque sorte relancer l’échange. Il me fait d’ailleurs penser à cette autre vision, à l’autre bout de la Bible, dans la Genèse. C’est le songe de Jacob : « une échelle était dressée sur la terre, son sommet touchait le ciel, et des anges de Dieu montaient et descendaient ». (Gn 28, 12). L’image est d’ailleurs reprise – encore chez Jean – lorsque Jésus dit à Nathanaël : « vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » (Jn 1, 51)

Les anges montent et descendent. Je ne sais pas à quel point il faut s’attacher à l’ordre des mots, mais les anges montent d’abord (de la terre vers le ciel) avant de redescendre (du ciel vers la terre), inversant la formulation habituelle de « l’admirable échange ».

Je ne sais pas exactement ce qu’il faut en penser, mais cette image de l’échelle, comme la courte mention entendue dimanche dans l’Apocalypse, semblent élargir la perspective. Il ne s’agit peut-être plus seulement, après l’aller simple de Jésus vers nous, de faire un aller simple vers le Père, mais d’un échange continu, ininterrompu, ou chacun vient habiter chez l’autre. D’ailleurs Jésus n’emploie-t-il pas cette formule (toujours chez st Jean !) : « Demeurez en moi, comme moi en vous » (Jn 15, 4).

Il est même fort probable, d’ailleurs, que la vision de Jean dans l’Apocalypse ne nous parle pas fondamentalement, ou en tout cas pas uniquement, d’un futur ultime, mais qu’il « dévoile » un présent déjà à l’œuvre dans nos vies.

Encore une fois, tout cela paraîtra peut-être banal ou évident. Ou peut-être que je me trompe complètement. En tout cas, une fois de plus, j’ai été surpris par cette petite mention dans le texte, et je me suis rendu compte qu’elle touchait à des représentations assez profondément ancrées.

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