L’an dernier, je m’étais interrogé dans deux articles sur la façon dont les révélations d’agressions et de crimes sexuels au sein de l’Église nous conduisaient à rechercher de nouveaux équilibres : d’une part, entre le crédit à apporter à la parole des victimes et le respect de la présomption d’innocence ; d’autre part, entre la nécessité de justice et l’espérance de pardon, voire la possibilité même de rémission. Je conclus ce cycle d’articles par un troisième domaine où nous devons également trouver un nouvel équilibre, voire développer une nouvelle culture.
Autrefois, dans bien des familles catholiques, confier son enfant à une institution catholique allait de soi. On envoyait ses enfants en retraite, en camp, en pèlerinage, en école ou en internat, sans se poser de question. Il y avait un présupposé de confiance. On était parfois même intimement convaincu que, dans ce milieu, les enfants seraient à l’abri des influences néfastes qu’on était prompt à imaginer dans des structures laïques, où la morale, c’était évident, n’était pas au même niveau. On y mélangeait garçons et filles, vous pensez ! Heureusement, pas de ça chez nous. Et puis nos prêtres, et les éducateurs qui les entouraient, avaient des grâces d’état qui pouvaient rendre les parents confiants dans le discernement et la bienveillance des encadrants. Et lorsqu’il s’agissait de ces prêtres qui parlaient si bien et avaient un tel rayonnement apostolique, c’était une chance de voir nos enfants bénéficier de leur charisme.
C’est peu dire que tout cela a été remis en cause, mais avant d’aller plus loin, deux remarques opposées s’imposent.
- Tout d’abord, il est heureusement arrivé, et souvent, que cette confiance soit justifiée et n’ait pas été trahie. Je peux m’inclure dans le nombre. Comme je l’ai déjà écrit, j’ai participé, dès mon enfance, à un nombre incalculable d’activités en Église, et je n’ai jamais rencontré la moindre difficulté, ni même observé de comportement qui puisse m’alerter (au point, rétrospectivement, de me demander si je n’ai pas voulu voir certaines choses). Au contraire, je peux attester avoir bénéficié de l’accompagnement respectueux de nombreux prêtres, mais aussi de catéchistes et d’animateurs, à qui je dois exprimer une profonde gratitude.
- Mais dans le même temps, derrière ce tableau idyllique dans laquelle d’autres se reconnaîtront peut-être aussi, il y avait déjà bien des familles où cette confiance n’était pas partagée – y compris des familles catholiques pratiquantes. Longtemps, j’ai pensé que le manque de confiance envers les prêtres ne pouvait qu’être le fait d’indécrottables anticléricaux. C’est plus tard que j’ai entendu des amis dire que leurs parents, pratiquants réguliers, ne les laissaient jamais seuls avec un prêtre. Mais le plus souvent, c’était encore géré dans une grande discrétion. Il était difficile de faire publiquement état de telles réserves, quand le climat général était celui que je décrivais plus haut.
Depuis, les révélations d’agressions sexuelles et d’abus de pouvoir se sont accumulées au point de donner la nausée (sauf à ceux qui préfèrent rester dans le déni). On a découvert à quel point la confiance, qui était accordée sans compter, avait pu être trahie. Pire encore : on a vu comment certains parents eux-mêmes avaient pu feindre de maintenir la confiance, sacrifiant – délibérément ou lâchement – leurs enfants, pour ne pas critiquer publiquement l’institution et ses notables. Ce n’était alors plus de la confiance, c’était même plus que de l’aveuglement : une forfaiture.
La confiance, aujourd’hui, ne va plus de soi. En tout cas, certainement pas comme elle allait de soi il y a deux ou trois générations. Bien sûr, on pourra se consoler en disant que c’est une bonne chose si cela permet de dépasser certaines formes de naïveté ou de complaisance. La culture a changé, et pas seulement dans l’Église. Les enfants eux-mêmes sont plus informés. Il y a vingt ou trente ans, dans beaucoup de milieux (et pas seulement dans les familles bourgeoises ou conservatrices), il aurait été inimaginable d’évoquer le sujet des agressions sexuelles avec ses enfants. Le sujet était tabou, ce qui ajoutait d’ailleurs à la difficulté de briser le silence pour les victimes. Beaucoup d’enfants sont désormais informés de l’existence des abus. Il faut espérer que cela leur permettre d’être plus à même de réagir face aux premiers gestes déplacés, même si l’on sait que les mécanismes d’emprise restent complexes et peuvent inhiber les réflexes de défense.
Mais à vrai dire, il n’est guère glorieux pour l’Église d’en être arrivé là, ou plus précisément : d’en être arrivé là pour ces raisons-là. Comme souvent, on ne change de culture que sous la contrainte, par incapacité à le faire sans cette contrainte. Des parents d’adolescents me racontaient avoir eu l’occasion d’aborder le sujet avec leurs enfants avant une retraite organisée par leur école dans une communauté nouvelle. Avec cet équilibre délicat à trouver : inviter leurs enfants à la vigilance sans pour autant casser leur enthousiasme pour l’activité qu’ils s’apprêtaient à vivre. Ces parents me disaient que c’était une tristesse d’avoir dû s’y résoudre, mais que cela leur semblait nécessaire.
C’est une réalité : la prudence et la vigilance sont en effet devenues nécessaires au sein même de l’Église. Il est d’ailleurs révélateur que dans l’introduction du site où elle présente l’avancement de ses actions après la remise du rapport de la CIASE, la CEF écrive que « la confiance ne se décrète pas mais se gagne pas à pas ».
Serions-nous alors passé des ténèbres d’une coupable confiance à la lumière d’une saine vigilance ? Ce serait bien sûr beaucoup trop simple. D’abord car beaucoup étaient déjà vigilants depuis longtemps – fût-ce in petto comme on l’a vu – ou à l’inverse parce que certains ne sont pas entrés dans cette démarche. Mais surtout parce qu’il n’y aurait aucun sens à opposer confiance et vigilance, comme si les deux étaient mutuellement exclusives.
Il n’est d’ailleurs pas question de se passer de confiance. Celle-ci reste indispensable à toute forme de vie collective et sans doute aussi à l’équilibre individuel de chacun – sauf à sombrer dans la paranoïa pure et simple. Comme le relevait Michela Marzano, « la confiance en soi relève aussi de la capacité à créer des liens. Pour cela, il faut pouvoir aussi croire aux autres, leur faire confiance et accepter le risque de la dépendance. […] Sans confiance, il serait difficile d’envisager l’existence même des relations humaines ».
De façon plus pratique, la vigilance elle-même nécessite encore la confiance : les dispositifs de prévention reposent sur la confiance qu’on accorde à ceux qui sont chargés d’en vérifier la bonne application. On n’imagine pas que chaque parent d’enfant catéchisé aille lui-même vérifier les antécédents de chaque catéchiste : il revient à certaines personnes d’effectuer ce contrôle. Imaginer qu’on peut tout contrôler, tout maîtriser soi-même est une illusion.
Si la confiance ne va plus de soi comme avant, mais que nous ne pouvons nous en affranchir, il s’agit donc de trouver une nouvelle articulation entre confiance et vigilance. Il ne s’agit pas seulement d’un curseur à régler : une telle conception reposerait encore sur l’idée que les termes sont antagonistes, et c’est bien ce dont il faut sortir. Pour autant, si cette idée d’articulation peut se formuler facilement, elle reste délicate à définir en pratique.
À titre individuel, nos attitudes personnelles sont très contrastées : certains sont d’abord sur la réserve et n’accordent leur confiance que très lentement, quand d’autres à l’inverse l’accordent presque d’entrée de jeu (quitte à se montrer intraitables lorsqu’ils l’estiment trahie). Cela ne facilite pas la recherche collective des bons ajustements. C’est d’autant plus délicat lorsque l’on parle de tiers. Chaque adulte peut être prêt à risquer la confiance pour lui-même, quand c’est lui qui en supportera les conséquences. Mais quand ce sont d’autres qui sont exposés au risque, et qui est plus d’autres dont nous avons la responsabilité, on peut être légitimement plus exigeant.
La crise que nous traversons doit nous conduire à clarifier sur quoi nous fondons notre confiance. La réponse la plus immédiate est sans doute qu’on accorde sa confiance en raison de la connaissance qu’on a de quelqu’un. Mais les révélations de ces dernières années ont montré à quel point le seul fait de connaître quelqu’un, ou de croire le connaître, n’était pas une garantie. Quant à la confiance plus large envers l’Église, elle ne peut procéder de la seule conception théologique et de la foi dans l’Église comme instrument du salut. Répéter que l’Église est sainte mais composée de pécheurs n’y suffit définitivement plus. Cette dialectique binaire nous a trop longtemps empêchés de voir les problèmes et d’y parer.
Articuler confiance et vigilance passera sans doute par une place plus importante accordée aux processus, aux normes, aux règles, y compris celles issues du monde civil, sans y voir un renoncement à une prétendue spécificité mal placée, qui a pu être une forme d’orgueil. La formalisation collective de ces règles et l’attention à leur application sont peut-être une façon concrète de lier confiance et vigilance. Cela suppose une pratique de la transparence, de la vérification, du compte rendu, ce qui est loin d’être ancré dans l’Église, où l’on cultive plus volontiers la discrétion, sinon le secret, préférant régler les conflits à couvert et où l’on ne rend pas souvent de comptes.
Au fond, tout cela n’a peut-être rien de nouveau. Si l’Église a tôt développé un droit propre, c’est bien qu’elle avait conscience de la nécessité d’organiser un corps social en définissant des règles et en prévoyant des sanctions. Mais on a pu voir récemment à quel point le droit canon était devenu, dans son application effective, d’une inefficacité consternante. C’était devenu un objet d’études plus qu’un instrument de régulation. La désaffection du droit canon est sans doute l’une des causes de la crise actuelle, et sa revalorisation l’une des voies de sortie – parmi d’autres. Mais de telles préoccupations relèvent déjà d’un niveau de responsabilité assez élevé.
S’agissant du fidèle de base, il faut déjà que nous parvenions à rendre parfaitement normal le fait de parler de ces sujets dans nos paroisses, nos aumôneries, nos mouvements, sans que cela paraisse inconvenant. Il doit devenir naturel d’évoquer son malaise ou ses interrogations sur certaines attitudes ou certains fonctionnements, ou même simplement de poser des questions sur ce qui est prévu en termes de prévention. Cela suppose que tout le monde joue le jeu : aussi bien les organisateurs et responsables, en ouvrant le sujet pour que chacun sente qu’il est possible d’en parler, que les parents, en dépassant certaines timidités ou fausses pudeurs.
Il y a là un véritable défi, posé à chacun personnellement comme à nos organisations. Compte tenu de l’importance de ce sujet, je m’étonne qu’il soit si peu abordé dans l’Église. Bien sûr, les raisons ne manquent pas : entre ceux qui n’ont jamais vraiment admis la réalité ou l’ampleur du problème, ceux qui sauvent leur place, ceux qui sont accablés ou découragés, ceux qui ont peur de passer pour les enquiquineurs perpétuels, cela fait autant de mauvaises raisons de contourner le sujet. Mais je crains surtout qu’on veuille refermer un peu vite la page pour revenir au business as usual, après quelques beaux élans sur le « monde d’après ». C’est peut-être le lot de chaque crise – on l’a vu aussi après la pandémie de coronavirus. Pourtant, ce travail reste à faire.
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