Au cœur de l’été dernier, une nouvelle déflagration a ébranlé encore un peu plus une Église déjà profondément affectée par l’accumulation des révélations d’agressions sexuelles et d’abus de pouvoir. Cette fois, c’était une icône populaire, un véritable symbole dans toute la société française, bien au-delà de l’Église : l’abbé Pierre, cet homme dont la seule silhouette, avec son béret et sa cape, était une référence et qui était devenu, au fil des années, une incarnation de la lutte contre la pauvreté et pour la dignité des plus démunis.
Et voilà qu’on apprenait qu’à côté de cet engagement exceptionnel, cet homme était par ailleurs ce qu’il faut bien appeler un sale type. Lors des premières révélations, en juillet, on pouvait encore – peut-être – se raccrocher à l’illusion qu’on parlait d’un vieux un peu désinhibé aux mains baladeuses. Ce qui, déjà, était un naufrage. Mais hélas, on a progressivement compris que c’était beaucoup plus grave et que l’ancienne personnalité préférée des français avait été, très tôt, un personnage abusant de son autorité, agressant et menaçant ses victimes. Et surtout, que les faits étaient parfaitement connus de ses supérieurs.
La décision de la Conférence des évêques de France d’ouvrir ses archives de manière anticipée fut une bonne chose. C’était le moins qu’on pouvait faire quand on répète si souvent qu’il ne faut pas avoir peur de la vérité. Cette décision n’était pas surprenante à vrai dire, tant la hiérarchie catholique s’était toujours montrée réservée sur ce personnage. Comme si elle n’avait pas trop de scrupule à lâcher une idole qui l’avait toujours encombrée. Longtemps, on avait pu croire (moi y compris) que cette réserve était due au positionnement du personnage, aussi engagé sur le plan social que critique sur le fonctionnement interne de l’Église. Ce qu’on a découvert dans les archives apporte un éclairage très différent sur les raisons de cette réserve.
Les responsables de l’Église (au premier plan desquels les évêques et cardinaux) étaient parfaitement au courant des problèmes de l’abbé Pierre. Ils ont géré cela comme on le faisait à l’époque, dans l’Église comme partout ailleurs. C’est-à-dire mal, en essayant surtout d’éviter le scandale et en espérant que les choses se fassent oublier. On n’en est hélas même plus étonné, à la lumière de tout ce qu’on découvre depuis des années et notamment depuis la publication du rapport de la Ciase. On peut, malgré tout, noter la différence avec d’autres cas, comme celui de Marie-Dominique Philippe, par exemple. Pour ce dernier, non seulement rien n’a été fait pour l’empêcher de nuire, mais il a même été soutenu, présenté en maître spirituel et porté au pinacle par l’institution. Pour l’abbé Pierre, il y a eu, au moins, une prise de conscience du problème, conduisant à tenter de limiter sa mise en avant et d’adopter profil bas. Était-ce glorieux ? Non. Était-ce satisfaisant, pour qu’on puisse s’en féliciter ? Non plus. Était-ce juste et bon ? Pas davantage.
On peut être légitimement scandalisé par la gestion de l’Église face à ce cas, qui méritait une dénonciation explicite et des mesures beaucoup plus fermes. Elle n’est pas défendable, et certainement pas par « les pratiques de l’époque », puisque ce ne sont pas les pratiques du temps qui doivent guider sa conduite. Il faut cependant veiller à ne pas tomber aujourd’hui dans une posture facile : il est toujours aisé de jouer au procureur 50 ans plus tard, quand le monde a changé. La question est toujours un peu artificielle, mais je peux m’empêcher de me demander : « qu’aurais-je fait alors ? ». Que ce soit bien clair : je n’écris pas cela pour minorer les faits, ni légitimer l’attitude de l’Église. Je sais par ailleurs combien certains sont personnellement engagés auprès des victimes, et je comprends très bien qu’ils aient exprimé leur écœurement et leur colère sur ce cas particulièrement emblématique. L’Église elle-même a besoin, en réalité, de cette expression.
Pour ma part, si je suis évidemment consterné par la façon dont l’Église a traité le cas de l’abbé Pierre, je ne peux m’empêcher depuis cet été de penser avec non moins de ressentiment à ceux qui ont fait de l’abbé Pierre une véritable icône. On l’a vu, ce n’était tant pas au cœur de l’Église, où l’on tentait plutôt de ne pas le mettre trop en avant. Ce ne sont pas les évêques qui ont fait de lui la personnalité préférée des français. Bien d’autres personnes ont contribué à cultiver la légende de l’abbé Pierre. Des gens qu’on entend bien peu et à qui, étonnamment, personne ne semble penser à demander des comptes.
Je pense en particulier à cet universitaire, qui a consacré pas moins de trois livres au fondateur d’Emmaüs – dont le fameux L’Insurgé de Dieu qui fut un succès en librairie. Il s’est présenté comme un ami intime, dépositaires de ses secrets. Dès lors, comment pouvait-il ignorer tout ce qui est désormais connu ? Pourquoi l’a-t-il passé sous silence ? Il faut réécouter par exemple l’entretien où il évoque les relations de l’abbé Pierre avec les femmes, d’une manière totalement indécente quand on sait maintenant de quoi il était question. Il y parlait d’un « besoin de tendresse », alors qu’il s’agissait d’agressions. Avant de demander ni plus ni moins qu’on le canonise. Rétrospectivement, c’est écœurant.
Dans son livre sur Marthe Robin, le carme Conrad De Mesteer parlait de « fraude mystique » pour décrire la construction de toutes pièces d’une prétendue expérience mystique qui n’était pas celle de Marthe Robin. Avec l’abbé Pierre, il n’est pas question de mystique, mais on est bien confronté aussi à la construction d’une icône qui ne correspondait pas à la réalité de ce qu’était l’abbé Pierre. Cette construction ne s’est pas faite toute seule, ni par la seule action de l’abbé Pierre. Elle a bénéficié de la contribution de nombreuses personnes qui ont été complices, non pas des agressions commises par l’abbé Pierre, mais d’une véritable « fraude iconographique ».
C’est peu dire que Marthe Robin et l’abbé Pierre étaient deux personnages diamétralement opposés. Mais il y a eu des mécanismes communs dans le processus qui a conduit à construire une légende autour d’eux, en refusant de voir les problèmes, en les passant sous silence pour n’en présenter que la face la plus favorable, en utilisant une notoriété pour faire taire les propos critiques. Ce processus pervers est à l’œuvre aussi bien dans l’Église que dans l’ensemble de la société. De cela, il faut absolument apprendre à nous défaire.
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